lundi 12 novembre 2012

Le monde en bouteille et des recettes au bout de la fourchette épisode 1

Cuisine nomade et alcool de lait


Par Samia Iommi-amunategui et Sonia Lopez Calleja


« Pour bien aimer un pays, il faut le manger, le boire et l’entendre chanter ». Cette phrase de Michel Déon, résume très bien le projet en duo que nous avons souhaité mettre en place Samia Iommi-Amuntagui, blogueuse culinaire de Cuisine et Sentiments et Sonia Lopez Calleja blogueuse sur le vin de Vin de Presse. Dans une série d’articles croisés, nous allons vous faire manger et boire le monde pour mieux le découvrir. Nous n’avons cependant pas déterminé qui de nous deux chantera…

Pour ce premier article croisé de notre rubrique « Le monde en bouteille et des recettes au bout de la fourchette », nous souhaitions Samia et moi, vous emmenez loin, très loin. Vous faire découvrir une contrée riche en histoire mais peu touristique. Vous surprendre aussi, un peu. En un mot, vous dépayser. Nous vous amenons dans la steppe, au pays des Khan, des guerriers à cheval, à la rencontre des plats issus du nomadisme, du vignoble qui tente de ne pas disparaître et des alcools… de lait.


La steppe (photos Vin de Presse et Temujin)
Nous voici en Asie centrale, au Kazakhstan. Fermez les yeux et imaginez : des paysages à vous couper le souffle, de grandes étendues, la steppe qui se couvre de tulipes rouges l’espace de quelques jours au printemps mais aussi l’air qui se cristallise en hiver[1], vous circulez dans une infinité de diamant qui scintillent autour de vous, qui vous entoure. C’est beau. Vous en garderez le souvenir, à jamais. Et puis, il y a la lumière. Celle qui brûle vos pellicules en été, celle qui prend des notes mélancoliques avec l’autonome, celle qui donne de la douceur à la froideur hivernale et révèle la beauté des paysages les plus austères. Celle qui vous fait aimer toutes les déclinaisons de la végétation de la steppe. La lumière d’Asie centrale.
Le relief (photos Vin de Presse)
Vous l’aurez compris, je suis une amoureuse de ce pays. Un pays de contraste. Contraste des saisons avec des hivers pouvant aller jusqu’à -40° et des étés à +40°. Contraste architectural avec des villes champignons comme Astana ayant une architecture rappelant celle des pays du golf, des villes qui portent la marque du soviétisme comme Almaty, des lieux de pèlerinage musulman et leurs magnifiques mosquées aux coupoles bleues comme dans la ville de Turkestan. Contraste des paysages avec la beauté de la steppe, les nombreux lacs, la multitude de rivières et les chaînes montagneuses culminant à plus de 5000 mètres[2] ! Contraste des modes de vie, une population très urbaine côtoyant des ruraux venus vendre leur production en ville et quelques éleveurs semi-nomades[3] se déplaçant en yourte. Contraste des populations avec plus 100 nationalités différentes, une mine d’or culturelle pour l’ethnologue.

Le Kazakhstan est aussi un pays possédant une gastronomie riche aux multiples influences, populations nomades qui le traversent depuis des siècles mais aussi populations des pays limitrophes, populations migrantes volontaires ou non[4] : kazakhes, ouzbèks, chinoises, russes, coréennes, allemandes, etc… Mais Samia vous en parlera mieux que moi. Quant à moi, je vous parlerai de 2 boissons avec lesquelles le Kazakhstan entretient des relations séculaires : le vin et le lait. Il y a bien sûr d’autres boissons traditionnelles comme le kvaz (à base de sarrasin fermenté) mais celle-ci n’a pas une grande importance dans la société kazakhe. Il y a aussi les boissons importées comme le thé, la bière, le champagne (russe) ou la vodka, je n’en parlerai pas parce que ce sont les boissons d’ailleurs et parfois comme la vodka, un alcool qui a un effet direct sur la mortalité des hommes[5].

Architecture (photos Vin de Presse)
Le vignoble kazakh a bien failli disparaître sous le soviétisme. Sous prétexte de lutter contre l’alcoolisme qui sévissait dans le pays, Moscou avait planifié une vaste campagne d’arrachage des vignes sans pour autant interdire la consommation de vodka, importation russe. Cette dernière causant pourtant bien plus de dégâts que le vin… Le vignoble kazakh est très ancien[6], il se concentre dans le sud du pays, au climat légèrement moins continental. Les vignes sont plantées sur les piémonts du Tian Chan[7]. Le vin produit sur ces coteaux demeure encore aujourd’hui, très recherché dans toute l’Asie centrale. Le plus connu, se nomme du joli nom Bibigul, le rossignol.

Malgré la volonté des Kazakhs de maintenir leur vignoble, celui-ci ne cesse de diminuer. Il est passé 27 000 hectares dans les années 1980 à 8000 hectares en 2009[8]. Un vaste programme de replantation a d’ailleurs été lancé par le gouvernement en 2008 avec malheureusement beaucoup de cépages internationaux[9] – comme le cabernet sauvignon, encore et toujours – qui  ne sont pas forcément adaptés au climat local. Faute de matière première pour répondre à la demande locale, les producteurs[10] s’approvisionnent en dehors du pays, en raisin, jus de première pression et concentré venant d’Ouzbékistan (grand producteur de raisin) et d’Europe.

Vignoble Kazakh (photo issyk wine)
Mais quel est donc le goût du vin kazakh ? Le vin kazakh quelque soit sa couleur est… sucré. Les étiquettes mentionnent la sucrosité en déclinant les vins de secs à doux. Néanmoins, tous les vins comportent des sucres résiduels y compris les vins dits secs. Ce type de vin correspond au goût local qui privilégie les vins sucrés jusqu’au champagne, très, très sucrés. Les Kazakhs préfèrent les vins rouges aux vins blancs, ils pensent que les vins rouges sont bons pour la santé. La culture kazakhe relie la consommation de boissons alcoolisées[11] ou non à des remèdes thérapeutiques et/ou spirituels, tout en les incluant dans des consommations festives : mariages, anniversaires, etc.

Vin Kazakh Bibigul (photo Issik Wine et Bacchus)
A côté du vin, il existe plusieurs boissons traditionnelles à partir de lait fermenté. La plus connue, celle qui est le symbole d’une certaine fierté nationale, est le  Koumys, lait fermenté de jument[12]. Je vois déjà la grimace de dégoût sur votre visage ! Et pourtant, si un jour l’occasion se présente, il faut le goûter. Cela ressemble à de la… bière de lait. Il se présente sous la forme d’un liquide blanc avec du gaz carbonique qui le rend donc mousseux dans votre verre. Le koumys a une odeur caractéristique qui rappelle celle du petit lait. La saveur est légèrement amère, un peu acide et piquante, avec de la fraîcheur et c’est plutôt agréable, si, si ! Cette boisson était appelée vin de lait et aussi lait de Champagne[13], la grande classe !

Cette boisson a la réputation de maintenir en bonne santé, elle a d’ailleurs été très en vogue au XIXème siècle pour ses vertus nutritionnelles et thérapeutiques en… Europe[14]. Il existe une grande variété de koumys (plus de 40) en fonction du temps de fermentation et de leur période de production. Plus la période de fermentation sera longue, plus le koumys sera fort en goût et en alcool. Il existe aussi une autre boisson l’Araka obtenu par distillation de koumys, autrement dit de l’eau de vie de lait ! La technique de fabrication du Koumys est la suivante : le lait frais est versé dans des outres en peau, des seaux en bois ou en plastique, on y ajoute préalablement un peu de vieux koumys desséché qui joue le rôle de ferment, comme pour un yaourt. On laisse fermenté plusieurs jours – le nombre de jours varie en fonction du type de Koumys que l’on veut obtenir – à température ambiante accompagné d’un barattage régulier.

Koumys 
Je ne peux finir mon article sans vous parler de l’importance de porter un toast en Asie centrale et de quelques règles de… survie à l’hospitalité kazakhe. Lorsque vous êtes invité à un repas qui a une quelconque importance – qui peut être le simple fait de recevoir un étranger à sa table – vous allez assister au cérémonial du toast. Et attention, car dans cette partie du globe, on ne plaisante pas avec ça ! Celui-ci commence avant de manger, il est sous la direction du tamada, le ‘maître de cérémonie’ qui présidera au déroulement du repas. C’est lui qui désigne, après avoir prononcé son propre «toast», celui qui devra porter à son tour le sien. Et personne n’y échappe ! Croyez-moi… Entre les toasts – heureusement – les convives peuvent se servir et manger les plats disposés sur la table.

Ce fameux toast n’est pas une simple formalité pendant laquelle on prononce un simple tchin ou santé en kazakh. C’est un véritable petit discours que l’on attend de vous, notamment si vous êtes en milieu rural. Et surtout pas de paroles trop convenues, sinon c’est la déception assurée de vos hôtes. Au Kazakhstan, il existe depuis des siècles des joutes poétiques et musicales appelées aïtys, le toast est donc l’occasion de montrer ses qualités oratoires d’improvisation. Si en plus, vous dîtes que vous habitez en France[15] – comme j’ai eu la mauvaise idée de le faire – vos hôtes attendront de vous élégance, raffinement, profondeur culturelle et long, long discours !

Que faire ou plutôt que dire ? Remercier vos hôtes, quelques paroles sur leurs qualités et celles de leurs proches, la situation qui vous a permis de les rencontrer et d’être là, une ou deux choses sur votre pays d’origine ou le vaste monde. Et lorsque vous ne savez plus quoi dire, terminer par le célèbre slogan : la paix entre les peuples ! Effet garanti ! Vous serez obligé de boire le premier verre car ce serait une impolitesse impardonnable, mais un conseil ne jamais absorber l’intégralité du contenu des autres. Car il y en aura beaucoup, beaucoup, beaucoup. Et si on vous demande si vous aimez et respectez votre mère, dites… non ou ne répondez pas. C’est une vielle technique locale pour vous faire boire ! Si vous dites oui, la réponse fusera : alors bois, sinon tu n’es pas digne de ta mère !

Toast lors du mariage de Daniar et Aygoul. (Photo Vin de Presse)


[1] Nous sommes dans un climat très continental, la température est tellement négative en hiver que l’air se cristallise comme du givre ! La respiration n’est pas toujours facile… mais c’est tellement magnifique !
[2] Le Mont Khan (Khan veut dire chef du clan) Tengri culmine à… 7010 m !
[3] Malgré la sédentarisation forcée sous le soviétisme, le nomadisme existe encore aujourd’hui sous la forme d’éleveurs de chevaux et de moutons. Au nord, ils continuent de pratiquer la chasse à l’aigle. Les aigles utilisées sont exclusivement des femelles, réputées pour leur capacité de prédatrices et de fidélité au chasseur qui opère une sorte de mariage rituel découlant de pratiques chamaniques.
[4] Le Kazakhstan a été dès l’époque tsariste, un pays de déportation. Tolstoï y séjourna en tant que prisonnier politique, il a écrit un ouvrage à ce sujet « mémoire de la maison des morts ».  Par la suite, les différentes communautés composant l’empire soviétique ont été déportées soit comme prisonniers dans les goulags, soit comme travailleurs. On retrouve donc des influences des pays limitrophes mais aussi des populations déportées.
[5] L’espérance de vie des hommes au Kazakhstan ne dépasse pas les 64 ans avec pour cause première de mortalité l’alcoolisme, suivi du… suicide. Alors que celle des femmes se rapproche de celle des pays européens.
[6] Les origines remonteraient au VIIème siècle après JC avec l’importation de vignes en provenance des pays frontaliers que sont la Chine et l’Ouzbekistan.
[7] Chaîne montagneuse située au sud-est du pays, dans la zone frontalière avec la Chine.
[8] Chiffes donnés par les missions économiques basées à Almaty.
[9] Les cépages les plus rencontrés au Kazakhstan : cabernet sauvignon, cabernet franc, chardonnay, merlot, riesling, pinot noir, aligoté, aleatico, muscat, rkatsiteli, bayan shirey, koulijinski, maïki noir, magaratcha, …
[10] Les principales entreprises kazakhes productrices de vin sont : Dyonis Issyk, Gold Product Turgen, Bakhus et Semiretchie.
[11] Ceci est valable aussi pour les alcools forts, la vodka ayant la plus grande polyvalence : en friction sur la peau, agrémentée de piment pour faire tomber la fièvre et combattre le rhume (mon pire souvenir thérapeutique), pour désinfecter, contre la douleur des piqûres d’insectes, pour purifier des mauvais esprits ou du mauvais œil et même pour… assouplir le cuir des chaussures !
[12] Il existe plusieurs méthodes de fabrication en fonction des saisons. Par exemple au printemps, le premier lait de la jument auquel on aura ajouté des ferments sera versé dans un récipient traditionnel, en peau ou en bois. On le laissera ainsi pendant 2 à 3 jours. Ce premier koumys sera servi pendant la fête de Naouryz qui symbolise le renouveau. Cette fête aux origines zoroastriennes est répandue dans toute l’Asie centrale. La coutume veut que l’on offre aux personnes venues présentées leurs vœux un verre de koumys.
[13] On retrouve la dénomination de vin de lait ou champagne de lait dans plusieurs ouvrages du XIX siècle comme dans le Journal historique du voyage de M. de Lesseps, 1790.
[14] Cet attrait pour les vertus thérapeutique du Koumys s’est développé en Europe occidentale et en France dans les années 1870. Il était utilisé notamment pour soigner la tuberculose et les maladies gastro-intestinales. (Sources : Bull. Soc. Pharm. Bordeaux, 1999, 138, 91-111).
[15] La France a une notoriété intellectuelle et culturelle très importante au Kazakhstan.

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